LASQUELLEC Isabelle – M1 Ecopoétique et création
Une lecture croisée de Mais je suis un ours de Frank Tashlin et Encore une histoire d’ours de Laura et Philipp Bunting invite à questionner le rôle de l’animal sauvage et de l’imaginaire qui s’y rattache dans une littérature adressée à de plus jeunes lecteurs. Quelle image de l’ours nous permettent de découvrir ces albums ? Quelle déconstruction de l’imaginaire animal et humain proposent-ils ?
1 – Redéfinir l’ours et sa place dans le littéraire :
Dans les deux ouvrages, il ne s’agit pas seulement d’interroger et de tenter de circonscrire une identité d’ours, mais plus spécifiquement d’ours comme personnage de littérature pour enfant. Quelle image de l’animal sauvage s’y dégage ? Quel rôle l’animal sauvage prend-il ici ? En tant qu’être de papier fictif, imaginé pour s’insérer dans un conte, l’animal sauvage se doit de répondre à des attentes très précises. Ses vérités comme être existant et complexe n’entrent pas en ligne de compte, quelques caractéristiques simplistes et faciles à reconnaître suffisent à le définir. Est-ce à dire que la littérature pour enfant s’établit sur des conventions qui la légitiment et lui donnent sens ? Autrement dit, pour s’insérer dans une histoire destinée aux enfants, l’animal sauvage doit-il être caricaturé ? Ainsi, un lapin y sera-t-il nécessairement mignon, un lion noble, un renard rusé etc. C’est ce que critiquent implicitement ces deux livres. Tour à tour « mignon », « féroce », « glouton », dans Encore une histoire d’ours, l’ours est convoqué à des fins littéraires, son image recalibrée à des dimensions archétypales pour mieux en dénoncer la mythification. De la même façon, dans Mais je suis un ours, privé de ses attributs intrinsèques, réduit à une simple dimension symbolique, donc parcellaire, l’animal sauvage ne pourra jamais être reconnu comme tel par l’humain.
2 – Définir l’animal sauvage par son milieu :
Si l’animal sauvage se définit par son milieu, que devient-il hors de celui-ci ? Est-il toujours le même lorsque disparaît la notion même de sauvage ou du moins ce que nous nous en représentons ? S’il perd le milieu sauvage qui était le sien, comme dans Mais je suis un ours, ou son paysage littéraire et fictif du conte, comme dans Encore une histoire d’ours, est-il toujours un ours ? Dans ces deux textes une crise d’identité va permettre à l’animal de se retrouver dans sa singularité et son unicité, à la différence de l’humain. Cet ours sauvage tel que nous nous le représentons n’existe pas, ou seulement dans un imaginaire humain collectif, un mythe commun. Cette identité d’ours réel, appréhendée de manière incomplète – qui pourrait se résumer à une fourrure et un manque d’intelligence, en comparaison restrictive à l’humain, sous-entend Frank Tashlin – se présente comme une pure construction de l’esprit humain, et l’ours imaginé, personnage qui est seul à se revendiquer comme sujet, peut continuer à vivre d’autres histoires. Placé dans un zoo ou sur la piste d’un cirque, il retrouve sa réalité d’ours puisqu’il répond aux caractéristiques attendues. Apparent dans la réalité humaine, il redevient de fait pur objet mythifié. Sorti de son milieu originel, intégré à la société humaine où il ne peut acquérir le statut de sujet en tant que simple animal sauvage dans toute sa complexité et son altérité propre, l’ours ne peut y apparaître qu’en cage ou dressé, dans une dimension utilitariste, pour divertir l’homme. En tant que simple animal sauvage, il n’a pas d’existence propre. L’ours sujet n’existe pas en tant qu’animal sauvage réel dans notre société moderne, seulement comme mythe, ce que viennent dénoncer ces deux albums qui invitent à reconsidérer ce dernier dans toute sa singularité d’être vivant. Mythifié dans la réalité humaine, ne serait-ce pas par l’imaginaire qu’il pourrait dès lors s’appréhender dans toute sa vérité ?
3 – L’imaginaire animal
Dans son ouvrage Voyager dans l’invisible, Charles Stépanoff insiste sur le caractère orienté, borné car détourné de notre imaginaire. « (…) Il existe une différence de taille entre, d’une part, l’imagination guidée, celle qui est la plus familière aux populations lettrées contemporaines, (…) que l’on peut suivre sans effort en brodant sur lui à la marge et, d’autre part, l’imagination exploratoire, produit d’un vagabondage plus ou moins contrôlé de l’esprit que ne stimulent pas des accroches extérieures, et qui implique de prendre une part active dans la création imaginative » (p. 7). La force de ces deux albums est de redonner sa place à l’imagination des enfants, sans céder à la facilité d’un système de pensée fixé par avance, lié à des présupposés simplistes. Il y a une déconstruction de l’imaginaire qui devient possible ici, ce qui permet à l’enfant de remettre en cause ses propres constructions et donc de le laisser au maximum développer son propre imaginaire. Ouvrir l’imaginaire des enfants, les faire s’approcher d’une forme « d’imagination exploratoire » peut permettre ensuite une sensibilisation au monde d’autres êtres qui lui sont invisibles, vivants ou non, dans leur complexité. De la même façon, ces ouvrages proposent une possibilité d’imaginaire animal. Cette ouverture à l’imaginaire transparaît dans Encore une histoire d’ours sous la forme d’une polyphonie, un dialogisme selon la définition de Mickaël Bakhtine, entre le créateur, représenté dans l’œuvre et sa créature, l’ours. Il s’agit dans ces deux livres de revendiquer une liberté singulière de l’imaginaire, au-delà même de la simple dimension d’animal sauvage. « L’imagination a métamorphosé l’état animal de l’homme », estime Jean-François Dortier, fondateur du magazine Sciences Humaines. L’imagination ne s’oppose pas au réel mais se présente plutôt comme une autre façon de l’appréhender, « une capacité à produire des images mentales », rappelle pour sa part Cynthia Fleury, philosophe. L’imaginaire, perçu le plus souvent négativement comme une fuite hors du réel dans la féerie de la rêverie et s’opposant à la raison, se trouve redéfini dans ces livres. A contrario, si par l’imagination une appréhension plus juste de l’animal sauvage redevenait possible ? La recherche actuelle définit davantage l’imagination comme un instrument de pensée et de connaissance, une invitation à la rencontre avec d’autres êtres vivants. « Elle est une démarche exploratoire », reprend Cynthia Fleury qui estime, comme Charles Stépanoff, que l’imagination permet de s’extraire du réel, selon une « vision holistique ». L’imagination, lien privilégié au monde, permet dès lors de repositionner le sujet dans son milieu et de s’ouvrir à la complexité de l’autre. L’ours devient un point de rencontre, une alliance possible entre des mondes à l’imaginaire fécond, l’enfance et le sauvage.
4 – L’imagination comme satire sociale :
Parce que l’imagination permet de mentaliser le réel elle est aussi une source d’abstraction et de prise de distance critique du sujet par rapport à son milieu. Elle se présente comme un outil de déconstruction de premier plan. Satire sociale du monde capitaliste et technocratique dans Mais je suis un ours, interrogation sur la réception de la littérature jeunesse dans Encore une histoire d’ours, l’histoire d’un ours est chaque fois prétexte à la critique d’une société qui a coupé tout lien avec le monde de l’imagination et du sauvage. Dans Mais je suis un ours, une illustration en plan large du zoo montre un Père Noël et ses rennes enfermés dans une cage proche de celle des ours. Cette image métaphorise l’imagination mise en cage. Une critique du manque d’imagination comme voie d’accès au réel se fait jour. L’ours dont l’identité n’est pas reconnue comme animal sauvage ne peut donc qu’être un humain comme les autres, traité sans identité propre dans le monde uniformisé d’un travail à la chaîne déshumanisé, animalisé. Animal parmi d’autres, l’ours est rétrogradé en un humain déguisé. Il devient anonyme mais le seul à pouvoir encore prendre conscience de sa différence même si elle lui est déniée. Il peut être intéressant de remarquer que dans le livre de Frank Tashlin, bien qu’ours, il est pourtant le seul à être identifié comme un humain, « un imbécile qui a besoin de se raser ». Les rapports homme/animal sont inversés et invitent à questionner la part d’humanité d’une société moderne aveuglée et sans affect, sans capacité à voir la réalité, la vérité du vivant venu à sa rencontre, dans son altérité pleine et entière. Ce n’est donc pas l’ours mais un ours, animal littéraire et singulier, que font exister ces livres. Pour mieux redéfinir notre part d’humanité.