Edito
Histoire vraie. Syrie. Daraya, près de Damas. 2015.
« Voilà trois ans que la ville est assiégée et bombardée par les forces gouvernementales. Bombardements aux barils d’explosifs, attaques au gaz chimique, soumission par la faim. À Daraya, les jeunes essaient de survivre comme ils peuvent. Ils s’entraident pour résister au désespoir, à l’envie de tout abandonner et partir, ou mourir. Ils ont perdu leur maison, leurs amis, leurs parents. Ils ont été contraints d’abandonner leurs études. Un jour, dans les gravats d’un immeuble, trois d’entre eux découvrent une pile de livres. Un de ces garçons s’appelle Abu Malek : j’espère qu’il est toujours en vie et ses compagnons aussi. Sans très bien savoir pourquoi ils ramassent les livres, ils les nettoient, ils les cachent, comme si c’était un trésor. Ce ne sont pourtant pas de grands lecteurs, ce sont trois jeunes qui n’ont plus rien, alors ils se disent qu’il leur reste ça : une pile de livres arrachés aux ruines, et tant pis s’il leur manque quelques pages. Les jours et les semaines qui suivent, ils se mettent en quête d’autres livres, ils fouillent les sous-sols des maisons, les bureaux détruits, les étages à ciel ouvert, les mosquées défigurées. Ils rassemblent tous les livres qu’ils trouvent, ils les époussètent, ils les trient, puis les rangent par ordre alphabétique contre les murs d’une cave qu’ils transforment en bibliothèque. Une bibliothèque dans les souterrains de la guerre, ouverte à ceux qui n’ont plus rien. Rien pour voir plus loin, rien pour croire encore, rien pour imaginer autre chose. De leurs seules mains, avec leur cœur écrasé, ils inventent une forteresse de papier, pour qu’y souffle encore le vent des mots. C’était à Daraya. À quelques heures d’ici. Dans une cave éclairée par trois néons et une ampoule. Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants qui découvraient la poésie de Kabbani ou Darwich, les romans de Proust. C’était leur manière de répondre à ce qu’on détruisait autour d’eux : ils avaient connu tous les malheurs, les pires horreurs. Ils risquaient de mourir en traversant la rue, ils le savaient, ça pouvait arriver n’importe quand, alors ils cherchaient un peu de lumière et d’espoir : ils lisaient. » Fabrice Melquiot, dramaturge et metteur en scène, qui a eu entre autres le prix du Jeune Théâtre de l’Académie Française, a écrit ce texte qui porte son souffle et clôt le petit ouvrage Ils lisaient paru chez L’Elan Vert en 2019.Claudine C. Stupar, directrice de NVL la revue