NVL la revue 208 de juin 2016, « des livres d’artistes pour les enfants », évoque le travail de Warja Lavater et son Petit Chaperon Rouge de 1965. En 1987, Denise Escarpit avait mené un entretien avec Warja Lavater : vous trouverez ci-après le texte intégral de cet échange publié dans Nous voulons lire !, n°76 d’octobre 1988.
NOUS AVONS RENCONTRE WARJA LAVATER
Connaissez-vous les albums de Warja LAVATER ? Connaissez-vous Warja Lavater ? « Non figuratif », « création abstraite », « livres objets », « livres jeux », tels sont les mots que l’on a coutume de lire ou d’entendre lorsque sont évoqués les albums publiés aux Éditions Maeght depuis plus de vingt ans.
Warja Lavater est suisse ; elle a passé sa jeunesse en Russie, puis en Grèce. Après des études au lycée de Winterthur, elle est entrée aux Beaux-Arts de Zürich où elle a été très marquée par l’influence du Bauhaus. Ensuite, avec son mari, Gottfried Honegger, elle ouvrit un atelier d’art graphique. Elle fut aussi, avec lui, rédactrice d’un périodique pour jeunes de 1944 à 1958, date à laquelle elle partit aux Etats-Unis. Et c’est de rencontres fortuites à New York que naquit l’idée de ses albums pour enfants, de ses « imageries ». Elle habite maintenant Zürich.
J’ai eu le bonheur de la rencontrer, un peu par hasard, lors de la Foire du Livre de Toulon, fin 1987. Je vais essayer de vous parler d’elle comme elle-même nous en a parlé, avec simplicité.
D.E. – Il y a bien longtemps – près de vingt ans ! – que j’ai « rencontré » vos albums. En tant que linguiste, j’avais été fascinée par l’écriture codifiée qui en est la base. Puis, m’intéressant aux enfants, je m’étais demandée comment avait pu naître chez vous l’idée de ces objets que sont vos livres, et comment vous aviez choisi de parler aux enfants à l’aide de signes colorés.
W.L. – J’étais à New York. Je me promenais dans Chinatown. J’ai rencontré des petits livres, dans un petit format que l’on tient dans la main. Ils se dépliaient, comme du papier plié en accordéon, et les pages étaient blanches pour que l’on y écrive. Cela constituait une sorte de sculpture que l’on pouvait mettre debout par exemple.
Dans un livre normal, tourner la page coupe l’écoulement du temps ; il y a le passé et le futur. Le livre dépliant est plus linéaire : c’est l’écoulement du temps dans l’horizontal ; il peut y avoir aussi le vertical vers le bas et le vertical vers le haut : voir les rouleaux japonais, que l’on peut relier aux « volumen » de la Rome antique.
Mais quand un livre est debout, il s’éloigne de sa destination ; il révèle son propre monde ; il devient sculpture. Au contraire, quand on l’étale sur un mur, il y a obligation de mettre des numéros pour éviter la confusion. Il y a quatre dimensions dans un livre : le début, la fin, l’espace et le temps. La présentation du temps est liée au sens de l’écriture.
D.E. – C’est donc cette possibilité de modifier l’écoulement du temps de lecture, cette possibilité de vision totale, d’appréhension totale d’un récit qui vous a fait choisir ce support particulier. Le livre destiné aux enfants a-t-il été votre première démarche de peintre ?
W.L. – Avant j’avais fait des livres scientifiques sur la génétique et l’hérédité. Un professeur faisait le texte et moi, je faisais l’illustration, car l’illustration est porteuse de sens ; une pensée passe par le dessin.
L’art a débuté dans les cavernes : c’était de l’écriture, une pensée conservée dans la pierre. Ce n’est qu’après qu’il y a eu l’écriture d’un côté et l’art graphique de l’autre.
Mon but à moi, c’est de faire que l’écriture devienne dessin et que le dessin devienne écriture qui doit transmettre un message. Je me ressens comme un écrivain qui écrit un livre, et non comme un peintre.
Comment en suis-je venue à ces albums ?
Pour en revenir à mon histoire personnelle, de la science, je suis passée au conte. J’ai toujours beaucoup aimé raconter. Quand j’étais à l’école, je faisais des livres pour mes camarades, un par semaine. J’avais une liste et chacune, à son tour, avait son livre.
Comme je suis suisse, j’ai fait Guillaume Tell pour exprimer la libération d’un peuple. Mais je me suis demandé : « Ce sera-t-il lisible ? ». 3000 exemplaires ont été tout de suite épuisés, puis les 3000 suivants.
Il faut ajouter que j’ai eu beaucoup de chance : c’est de la rencontre entre le Directeur du Modern Art Museum de New York et d’Adrien Maeght qu’est née la possibilité de publier ces livres.
J’ai ensuite fait Le Petit Chaperon rouge.
D.E. – Vous m’avez parlé du support que vous aviez choisi. Mais, si je comprends bien, votre écriture repose sur un graphisme particulier ; certains disent sur un graphisme abstrait. C’est cela que peuvent se poser des problèmes de lisibilité.
W.L. – Quand on parle de mes albums, on parle de dessins abstraits. Je refuse absolument ce terme : ce sont des dessins qui bougent, se mêlent, se séparent de nouveau : c’est essentiellement concret.
Une graphie claire et expressive doit présenter un modèle de pensée, des couleurs, qui suscitent la connaissance de celui qui regarde. Cette graphie doit conduire en haut, en bas, en dedans, au dehors, de l’autre côté. Elle peut être grande ou petite, pointue ou ronde, épaisse ou fine, oblique ou droite. Elle peut être affirmée ou tremblée, claire ou foncée.
Ce n’est que lorsque les choix sont faits avec clarté qu’elle pourra être comprise avec précision de tous, malgré les frontières de la langue et de la culture.
Le conteur redevient poète. L’imagination s’ouvre à lui et à ses spectateurs.
D.E. – Parlez-moi de vos livres, de leur création, de ce qu’ils sont.
W.L. – Je veux conter une histoire. Un matin, je me réveille parce qu’un merle siffle devant ma fenêtre une petite phrase inhabituelle « tür—di-di, tûr-di-di ». De là nait l’histoire du jeune chanteur Tür-di-di qui trouvait des mélodies bien différentes de celles des maîtres traditionnels, si différentes qu’il lui arriva bien des mésaventures. Dans le livre, on accompagne Tür-di-di – trois quarts de cercle sombre avec des cercles intérieurs rayonnants, comme des yeux – dans sa fuite devant des cercles figés ; on vit son triomphe auprès des média – antennes de TV -, l’acharnement des jaloux et enfin sa solitude dans un compartiment d’un gris triste : destin de l’artiste devant l’incompréhension. Finalement, sa chanson sera de nouveau entendue par des jeunes et, dans les dernières pages, il plane de ses grandes ailes entre deux petits Tür-di-di, dans un désordre léger et joyeux.
D.E. – C’est dommage, je n’ai jamais vu ce livre… Non seulement c’est une histoire pleine de poésie, mais elle est lourde de signification. Mais revenons-en à vos albums…
W.L. – Une fois dépliés, mes livres ne font qu’une image. Chaque signe est expliqué au début. C’est le code. On ne peut le changer. Pour un texte, l’image du texte est très importante et influence la lecture. Le texte doit être lisible et la lisibilité naît de la typographie choisie et de la mise en page : l’image de la une d’un journal est essentielle. Chaque caractère est une image stricte, toujours verticale.
Au contraire de la typographie, je peux modifier la taille de mes signes. Mon écriture est beaucoup plus libre. Mais ça doit rester lisible. Si le résultat est laid, tant pis ! S’il est beau, tant mieux ! L’essentiel pour moi, ce n’est pas « illustrer », c’est « dire ».
Il faut créer chez l’enfant-lecteur un état d’âme qui lui permet de créer son histoire : « seeing is believing » ; voir, c’est croire. Toute la tradition religieuses repose là-dessus. Dans mes livres, les mots sont rares : il y en a quelques-uns au début, nécessaires pour expliquer les signes et permettre de décoder ; ensuite, sur une vingtaine de doubles pages, se déploie la chorégraphie du code…
D.E. – Beaucoup de vos « imageries » ont pour point de départ les Contes de Perrault. Quand nous donnerez-vous le plaisir d’un Chat Botté ?
LE PETIT CHAPERON ROUGE, un livre de Warja Lavater aux Editions Maeght.
Cet article, compte rendu d’un travail fait à l’école maternelle de Pourcieux, nous a été envoyé par Isabelle Fabre, institutrice.
En 1964, paraît Petit Bleu, Petit Jaune de Léo Lionni, un classique aujourd’hui des bibliothèques pour enfants.
Deux ans auparavant, en 1962, Warja Lavater, préoccupée par les signes et leur importance dans la vie de tous les jours, publiait au Musée d’Art Moderne de New York, Guillaume Tell, premier ouvrage d’une lignée un peu particulière dans la littérature pour la jeunesse.
À la base de sa recherche, les signes qui nous mènent – signaux routier, graffitis, codages… – ; les couleurs de base – parmi lesquelles les couleurs des feux tricolores – et les lignes de base de l’écriture romaine – verticales et horizontales, diagonales et ronds -. « Si on laisse vivre les formes abstraites, on peut éviter les mots », nous dit Warjia Lavater ; « l’alphabet devient image, l’image devient alphabet ».
Son Petit Chaperon Rouge, paru en 1965 aux Editions Adrien Maeght, est un exemple qui illustre parfaitement cette phrase.
Au premier abord, c’est un livre-objet, à l’air précieux, une boîte de plexiglas qui dévoile en transparence juste assez de son mystère pour que le lecteur soit tenté de l’ouvrir. Puis, lorsqu’on l’ouvre, sa forme inusitée, insolite, ne peut laisser le lecteur passif. La longue bande de papier pliée en accordéon, qui peut se déployer, s’agencer, fait que, devant ce « volume », l’enfant, à la fois spectateur et lecteur, est obligé d’entrer dans le jeu. Le dépliant, fruit de l’influence japonaise, permet à l’enfant de se promener dans l’espace en lui offrant une autre dimension qui est la profondeur, et dans le temps puisqu’il peut, d’un seul regard, embrasser, embrasser le début et la fin. Le livre participe au mouvement.
Le questionnement est alors très fort, surtout s’il est soutenu et organisé par l’adulte, et l’enfant entre facilement dans le livre. D’autant plus facilement d’ailleurs que Warjia Lavater fait appel à une symbolique qui ne lui est pas étrangère : les taches vertes et brunes, c’est la forêt vue d’avion ; la tache noire, c’est la peur.
Et ici il n’est absolument pas question de pictogrammes, mais bien d’une œuvre peinte d’une écriture qui va bien au-delà du texte et, faisant appel à l’imagination de l’enfant, lui offre une vision plus large d’un conte traditionnel. Warja Lavater traduit le récit, non plus par une expression verbale, mais bien par l’expression picturale et artistique.
La structure du conte est nette et visible dès le départ : un état initial où tout est ordonné, un état intermédiaire où tout se complique et tout se joue, un état final où tout est ordonné de nouveau. En entrant dans la structure du récit, l’enfant entre du même coup dans la psychologie des personnages. Il s’identifie au Chaperon Rouge en voyant toutefois ce que le personnage ne voit pas : il anticipe.
En présentant ce livre, il ne s’agit nullement d’enfermer les enfants dans un système d’expression purement graphique puisque le thème choisi relève du fonds classique des contes et que les jeunes lecteurs connaissent, ou connaîtront facilement le texte.
C’est en fait une version de plus à faire découvrir aux enfants parmi les différentes versions, de la plus édulcorée à la version originale de Perrault, à laquelle correspond d’ailleurs tout à fait le livre de Warja Lavater.
Il semble très important que les enfants entendent d’autres voix. Warja Lavater, parlant avec la voix du peintre, paraît être un bon exemple. Les enfants sont prêts alors à voir d’autres histoires avec le regard de l’artiste.
Une expérience pédagogique
Situation de départ
Une classe enfantine – 20 élèves de 2 à 5 ans -, au 2ème trimestre de l’année scolaire.
Ce livre est différent de ceux que les enfants ont l’habitude de rencontrer, par sa forme et par sa conception. Il s’agit d’engager un travail dans deux directions : la narration et le système graphique.
1 – Le livre est déplié et affiché sur le mur afin que les enfants le prennent en compte dans sa globalité. Déjà, ils sont en situation de lecture : ils marquent le début et la fin de l’histoire ; ils recensent les personnages ; ils remarquent les différents lieux.
Dans ces premières séances d’appropriation globale du livre, les enfants parlent librement, sans autre intervention magistrale que celles leur demandant de formuler clairement leur pensée ou demandant au groupe d’écouter celui qui intervient et sollicitant les plus timides afin que chacun ose prendre la parole. Plus tard, on reprendra ce travail de lecture et on l’affinera en poussant les enfants à aller plus loin dans leurs hypothèses de lecture par un questionnement sur des points précis, des images-clefs. Par exemple : « Y-a-t-il une image qui fait peur ? » ou « Pourquoi tel personnage change-t-il de forme ? » « …de taille ? » etc.
Peu à peu les enfants sont conduits à rentrer dans le système graphique qui leur semblait étranger au départ. Ils vont devenir capables de comprendre et décoderont ainsi le message. Comme d’habitude, lorsque nous travaillons sur un livre, j’essaie de présenter le livre choisi dans un certain contexte. Ici, il s’agira d’autres livres sur les loups – albums ou documentaires -, de chants parlant de loups, de séances de vocabulaire ou d’expression poétique, ainsi que d’activités de TME.
Pour l’instant, les enfants ne connaissent pas le titre de l’histoire, ni son contenu réel. Mais je souhaite faire en sorte qu’ils puissent s’approprier le récit. Donc je vais travailler à partir d’autres illustrations du même conte.
Je présente aux enfants une dizaine d’images tirées du livres Le petit Chaperon Rouge, édité par l’Ecole des Loisirs. Nous travaillons alors en dénotation et en connotation sur chaque image, avant de les coller, dans l’ordre chronologique sur une bande da papier rappelant la forme du livre de Warja Lavater. Mais on ne lit pas le texte.
Je présente ensuite aux enfant une série de diapos (Nathan) sur Le Petit Chaperon Rouge et je raconte l’histoire : c’est à ce moment seulement que les enfants font le lien entre les trois formes d’une même histoire. Il ne reste plus qu’à mettre en parallèle les images réalistes de l’album de l’Ecole des Loisirs et celles, très symboliques, du livre de Warja Lavater, en plaçant l’une au-dessus de l’autre les deux bandes.
2 – En prolongement à ce travail de lecture, on peut pratiquer un travail d’ « écriture » qui se vira de réinvestissement. En utilisant le système graphique de Warja Lavater, nous allons essayer de raconter une autre histoire.
Le choix de cette histoire revient à l’enseignant, car elle doit répondre à certains critères
* peu de personnages, mais des personnages caractérisés
* une action bien découpée avec des temps forts bien marqués
* une certaine unité de lieu.
C’est le conte Les Trois Petits Cochons qui est retenu pour ce travail. À noter que l’action se déroule dans la forêt, qu’il y a un loup, comme dans Le Petit Chaperon Rouge.
On aura facilement six ou sept versions de l’histoire que les enfants doivent bien connaître.
Il faut tout d’abord procéder au découpage de l’histoire en séquences. Par un jeu de questionnement sur la chronologie, les lieux, les personnages, on aidera les enfants à raconter l’histoire très simplement, chaque phrase correspondant à une séquence, donc à une illustration à produire. Puis il faut rechercher les différents éléments de la symbolisation. Avec Les Trois Petits Cochons, le point de départ est aisé puisqu’on retrouve le loup et la forêt du Chaperon Rouge.
Enfin, il s’agit de réaliser des images, une à une, individuellement, après une discussion collective où l’on résoudra les problèmes de mise en page, de format et d’échelle.
La confrontation de tous les dessins permet ensuite de corriger les erreurs et de choisir le dessin qui correspond le mieux au texte et qui sera reproduit à la peinture.
Lorsque toutes les images sont définitivement réalisées et terminées, il ne reste plus qu’à les fixer et à les plastifier afin d’obtenir un livre facilement manipulable.
Denise ESCARPIT
BIBLIOGRAPHIE DES « IMAGERIES » POUR LES ENFANTS
GUILLLAUME TELL (1962) (Museum of Modern Art, New York)
LE PETIT CHAPERON ROUGE (1965) (ibid. en co-édition avec A. Maeght)
LA FABLE DU HASARD (1968) (Ed. A. Maeght)
LA MELODIE DE TUR-DI-DI (1971) (ibid.)
BLANCHE NEIGE (1974) (ibid.)
CENDRILLON (1976) (ibid.)
LE PETIT POUCET (1979) (ibid.)
LA BELLE AU BOIS DORMANT (1982) (ibid.)